Mémoires d'un vieux crocodile (Tennessee Williams)

Publié le par Cthulie-la-Mignonne

Pas forcément évident de comprendre pourquoi Tennessee Williams a non seulement écrit ses mémoires, mais aussi de cette façon, sans bien connaître le contexte de cette écriture. Autrement dit, il serait quasiment nécessaire d'avoir lu une biographie de poids pour mieux appréhender cette autobiographie un peu particulière. Pour ma part, j'ai bien lu il y a déjà quelque temps la biographie de Liliane Kerjan, et j'avais auparavant écouté une série d'émissions sur Tennessee Williams, mais je n'ai pas l'impression que ça soit suffisant pour se mettre complètement dans le bain.

 

 

Ce qu'il annonce tout de go, c'est qu'il a écrit ses mémoires pour des raisons alimentaires, et ensuite qu'il a décidé d'opter pour une narration proche de la séance de psychanalyse. Catherine Fruchon-Toussaint, qui a dirigé une anthologie de Williams en 2011, s'interroge sur le motif "alimentaire". On peut nous aussi se demander si Williams était si pauvre que ça - je suis bien sûre que non - dans les années 70, pour en être réduit à écrire pour gagner sa pitance. Ce qui est certain, c'est qu'alors qu'il écrit ses mémoires, donc entre 1972 et 1975 (ce sera publié en 1975), il est passé de mode. Ses heures de gloire sont derrière lui, son théâtre, dont le style a pas mal changé, n'attire plus les foules, et il ne s'est jamais remis de la mort de Frank Merlo, qui fut son compagnon pendant quatorze ans. Il a une bonne soixante d'années, une santé de plus en plus fragile, ce qui n'est pas étonnant vu qu'il est accro aux somnifères, aux barbituriques et à l'alcool, et écrire est de plus en plus difficile. Ce n'est pas par hasard si ces Mémoires démarrent par l'évocation d'un symposium pendant lequel tout ce qui intéresse les étudiants, c'est de savoir si la carrière de Tennessee Williams est finie.

 

 

Dans de telles circonstances, et alors qu'il a déjà écrit beaucoup d'essais sur ses pièces (qu'on ne trouve pas en français), Tennessee Williams ne choisit pas d'écrire un énième essai sur son théâtre déguisé en autobiographie, ni de suivre le cours chronologique de sa vie. Le livre débute alors qu'il a peut-être 16-18 ans, peut-être plus - c'est difficile de lui donner un âge ici ou là, parce que très souvent on n'a pas de date -, qui vient de gagner un prix pour une nouvelle, je crois. Et c'est parti pour des tas d'anecdotes personnelles et pour pas mal d'histoires de fesses. Ça va se calmer au fur et à mesure de l'avancée du livre, mais il vaut mieux savoir avant de l'ouvrir à quoi s'attendre (il se trouve que je l'avais oublié, et que j'étais un peu étonnée). Ça a provoqué un énorme scandale à la publication, et beaucoup de lecteurs ont acheté ces Mémoires pour leur côté scabreux, tandis que les critiques s'indignaient : "Quoi, comment, mais il ne parle pas de son théâtre, mais enfin, c'est inadmissible !" Les mêmes le descendaient en flèche dès qu'une de ses pièces était montée, donc on peut imaginer que Tennessee Williams a choisi de leur faire un joli pied-de-nez.

 

 

Pour autant, je ne vous cacherai pas que les grivoiseries de Tennessee Williams sont un peu lassantes, un peu redondantes, un peu ennuyeuses aussi. Mais ça permet de comprendre que, par exemple, dans Le printemps romain de Mrs Stone, un de ses romans, c'est bien ses propres relations avec des prostitués de tous genres qu'il met en scène. Et à propos de mise en scène... Ce n'est pas écrit n'importe comment, malgré les allers et retours chronologiques qui nous embrouillent parfois la tête. C'est très dramatisé. Je ne sais pas s'il était aussi hystérique ou dépressif ou désagréable ou pénible à vivre qu'il le répète inlassablement, mais le fait est que beaucoup d'anecdotes prennent vite le ton de la saynète. C'est drôle ou pas - c'est vraiment très drôle au tout début, puis un peu moins, et encore un peu moins. C'est quand même une autobiographie où affleure l'humour et où Tennessee Williams ne se prive pas d'user de l'auto-dérision. Liliane Kerjan dit qu'il s'agit là d'une littérature de cancans... Je n'ai pas trouvé qu'il était langue de vipère avec les personnes dont il parle, mais il est vrai que je lis ce livre 45 ans après sa sortie et que je ne sais même pas qui sont la plupart des personnes qui sont citées, mis à part Kazan, Brando, Magnani, Frank Merlo... et en gros c'est tout. Des allusions désagréables me seraient-elles passées au-dessus de la tête ? En revanche, toutes les anecdotes rapportées ne sont pas intéressantes, c'est certain.

 

 

Et qu'en est-il de cette écriture qui serait plus ou moins psychanalytique ? C'est pas franchement ça, et d'ailleurs ça n'aurait pas de sens, car ça supposerait non seulement que Williams divague et erre sans arrêt d'un détail à l'autre, et surtout s'ouvre complètement aux lecteurs, procède à une dissection publique pour satisfaire son monde. Aucun lecteur de ces Mémoires ne voudrait se livrer entièrement aux autres, et c'est bien normal - c'est déjà bien assez compliqué de parler à un psychothérapeute ou à un psychanalyste -, il serait donc assez curieux d'attendre de Tennessee Williams, sous prétexte de sa célébrité, qu'il s'engage à tout dire de lui. Ce n'est pas comme ça que marche une autobiographie. Dans une autobiographie, c'est le jeu, l'auteur est maître de ce qu'il écrit et il procède à une composition ; bref, il est écrivain. Et le lecteur fait avec, quitte à se sentir frustré ou à traiter l'auteur de gros menteur. Là, il apparaît, je pense, que Tennessee Williams a recouvert d'anecdotes croustillantes sa vie, non seulement pour agacer les critiques, mais aussi parce qu'il y a des sujets qui sont visiblement trop difficiles à aborder. C'est à peine s'il parle de son frère Dakin et de son père. Je me suis demandé s'il allait même s'attarder sur la maladie mentale de sa sœur Rose, ce qu'il fait effectivement, mais on sent - ou du moins c'est ce qu'il me semble - qu'il a surmonté pas mal de réticences ; et je ne crois pas que ce soit par hasard qu'à un moment-clé du récit concernant Rose, il interrompe soudain son texte pour parler d'une anecdote toute récente et sans importance. Procédé qu'il utilisera à plusieurs reprises, notamment à propos de Frank Merlo.

 

 

Alors, fallait-il parler ou pas de son théâtre ? Le fait est qu'il en parle, mais pour raconter comment se sont déroulées l'écriture ou la création de telle ou telle pièce. Pour ce qui est de l'analyse de son théâtre, il est, lui, d'avis qu'il a suffisamment écrit là-dessus - et quand on lit la scène du symposium en avant-propos, on comprend bien qu'il n'ait pas envie d'y revenir. Ce sont les mémoires d'un homme vieilli, aigri, désabusé, et qui pourtant ne manque pas d'humour. On pense bien ce qu'on veut de cette autobiographie, mais ça vaut toujours mieux que de lire les inepties de Sarah Bernhardt !

 

 

 

Publié dans Littérature, Biographie

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