Isma ou ce qui s'appelle rien (Nathalie Sarraute)

Publié le par Stéphanie M.

Sans surprise, après Le Silence et Le Mensonge, Nathalie Sarraute a continué à explorer la question du tropisme et donc, de ce que qui ne peut pas se dire, dans cette troisième pièce. Troisième variation sur un même thème.

 

 

Isma, ce titre possède une sonorité qui fait penser évidemment à un prénom de femme, et qui ne dévoilera sa signification qu'à la fin de la pièce. En passant, merci donc pour le divulgâchage de la quatrième de couverture en Folio, repris ici et là : le fait qu'on n'en vienne que très lentement et très tardivement à ce titre, Isma, revêt une grande importance pour la pièce ; pourquoi l'éditeur fait-il le choix de tout lâcher dès le départ ??? Bref. Dans Isma, huit hommes et femmes reviennent peut-être d'une exposition, ou y sont encore, dont un couple central appelé ELLE et LUI, les autres couples étant identifiés comme F.1, H.2, etc, etc. H.1 reproche à LUI, en particulier, de s'être moqué, plus exactement d'avoir dénigré, un cinquième couple, absent : les Dubuit. Il est décidé qu'on arrêtera les moqueries et que la conversation s'orientera vers des sujets, disons, convenables. Mais le sujet des Dubuit traîne dans toutes les têtes, excepté dans celle de H.1, et rien n'amuse tant la galerie que d'entendre ELLE et LUI continuer leur entreprise de démolition. H.1 se retire du groupe, qui se ressoude d'autant mieux pour parler à foison des Dubuit.

 

 

Je ne partage que moyennement l'analyse d'Arnaud Rykner dans le volume de La Pléiade consacré à Nathalie Sarraute (oui, je suis prétentieuse à ce point !) Lui y voit avant tout une bacchanale, donc une référence à Dyonysos, donc une réflexion sur le théâtre - même s'il n'écrit pas clairement le mot méta-théâtre, il est question de ça pour lui. Or, si effectivement la relance dans le groupe du sujet des Dubuit provoque une orgie d'anecdotes plus délirantes les unes que les autres - et Rykner a effectivement raison de noter que les références à la nourriture et à la dévoration sont récurrentes -, il ne me semble pas que ce soit le plus marquant dans la pièce, ni l'essentiel. Tous les personnages vont se laisser aller au lynchage verbal sans vergogne, se délecter des anecdotes sur les Dubuit, tous vont s'abandonner à inventer des histoires sorties de nulle part à propos des Dubuit, oui. Mais tous... sauf ELLE et LUI. Là où tous les autres personnages croient voir un groupe uni dans un même élan fantasmatique, qui leur sert visiblement d’exutoire, ELLE et LUI ressentent une coupure nette, qui les séparent des autres. Eux n'éprouvent pas le même plaisir. On voit tout de suite que les histoires que les uns et les autres inventent sur les Dubuit sont le fruit de leur propre refoulement et n'a rien à faire avec ce qui dérange ELLE et LUI. Parce que, évidemment, comme on est chez Sarraute, il y a bien quelque chose qui les dérange. Mais ils n'en parlent pas, et on comprend qu'avant le début de la pièce, ils ont passé leur temps à se moquer des Dubuit sans jamais parler de ce petit truc qui les travaille incessamment, sans doute depuis des mois ou des années.

 

 

Par conséquent, rupture il y a bien entre ELLE et LUI et le reste du groupe. Chacun veut faire dire à ELLE et LUI pourquoi ils se moquent des Dubuit, quelle est la raison profonde de leur aversion, de leur rancœur, de leur jalousie, de tout ce qu'on veut. D'où la flopée d'anecdotes inventées par le groupe sur les Dubuit : tous cherchent pourquoi ELLE et LUI ont pris les Dubuit pour cible. Il faut au groupe une bonne raison, une raison claire et nette, une raison qu'on puisse classifier. Et on en revient donc à un sujet qui est au centre des préoccupations de Sarraute. ELLE et LUI ne peuvent pas expliquer pourquoi ils se moquent des DUBUIT, que d'ailleurs ils aiment bien. Au fond d'eux, il y a une minuscule petite chose qu'ils ne peuvent pas nommer, du moins surtout pas en public, et qui ne rentre dans aucune catégorie. Sarraute en profite d'ailleurs pour fustiger la psychanalyse - pas forcément de manière très fine -, parce qu'elle déteste l'idée de tout ranger dans des cases. Le cœur du problème est en tout cas ici : ELLE et LUI ne peuvent pas dire aux autres ce qui les taraude, mais les autres veulent absolument savoir, ils veulent entendre dire ce qui est indicible. Et ils vont donc travailler au corps ELLE et LUI jusqu'à ce qu'ils lâchent le morceau. Et jusqu'à ce que le morceau en question ne leur convienne pas du tout, puisque la petite chose qui taraude ELLE et LUI n'est pas de l'ordre du raisonnable. ELLE et LUI ne détestent pas les Dubuit, les Dubuit n'ont pas commis de meurtre, les Dubuit n'ont pas le nez ou les oreilles curieusement et détestablement formés, etc., etc. Le tropisme - puisqu'il faut bien lâcher le mot -, cette petite chose apparemment insignifiante et enfouie, ne se dit pas. Il résiste à l'analyse. Il ne rente pas dans une catégorie. Ce qui fait de ELLE et LUI, et non plus des Dubuit, un couple de parias...

 

 

 

Publié dans Littérature, Théâtre

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