Gustave Doré : l'imaginaire au pouvoir (Musée d'Orsay, Paris)

Publié le par Stéphanie MAYADE

Gustave Doré : l'imaginaire au pouvoir (Musée d'Orsay, Paris)

Une expo qui commence très fort, puisqu'elle s'ouvre avec un tableau intitulé Entre ciel et terre, d'apparence plutôt primesautière, avec de jolies couleurs. Sauf qu'il traite d’un sujet absolument atroce. On y voit une grenouille, en plein ciel, attachée par une patte à un cerf-volant et destinée à servir de repas à une cigogne vorace qui se profile à l'arrière-plan, le bec grand ouvert et qui donne presque l'impression de hurler (cette cigogne vaut bien les mouettes de Jamie Wyeth et les oiseaux de Hitchcock). Puis on se rend compte qu'une autre grenouille a subi le même sort et - horreur ! - que beaucoup d'autres vont suivre, puisqu'il s'agit là d'un joyeux passe-temps pratiqué par les Strasbourgeois, minuscules mais visibles dans le bas du tableau. Suivent deux versions d'un tableau à présent assez connu, Les saltimbanques, qui représentent, un peu dans la veine de Fernand Pelez, un père et une mère, gens de cirque, désemparés devant la mort imminente de leur enfant victime d'un accident. La seconde version, celle du musée des beaux-arts de Clermont-Ferrand, est d’autant plus poignante que les belles couleurs chatoyantes contrastent violemment avec le tragique du sujet. Ajoutez à cela deux chiens, désemparés eux aussi, une chouette symbolisant la fatalité et la carte de l'as de pique étalée par terre, devant la mère tenant l'enfant dans ses bras et vêtue d'un manteau bleu de pietà...
Voilà, on vous aura prévenus : Gustave Doré, lorsqu'il endossait ses habits de peintre, eh ben c'était pas vraiment un rigolo !

A présent que les choses sont claires, que penser de cette exposition ? Certes, elle donne un bel aperçu des multiples talents de Doré, qui fut dessinateur, bien entendu, mais aussi peintre et sculpteur. Et pourtant, j'ai un peu passé mon temps à me dire, devant sa peinture, "Ah mais c'est moins bien que Machin" (Machin s'appelant alternativement Véronèse, Turner, Friedrich, Gérôme) Et surtout, j'ai trouvé que tout ça manquait terriblement de gravures (ce qui est un comble) !!! Je comprends bien la démarche du musée d'Orsay, démarche d'ailleurs déjà entamée par le Monastère de Brou à Bourg-en-Bresse avec l'exposition "Gustave Doré : un peintre-né" en 2012 ; il s'agit de redorer (ah ah ah) le blason de l'artiste, très connu et très apprécié en France pour ses illustrations de textes littéraires sous forme de gravures, mais dénigré en son temps pour sa peinture. Oui, mais pour le coup, j'ai trouvé que la peinture, justement, était par trop mise en avant. Du travail de gravure, on a un peu de Gargantua par ci, un peu de Don Quichotte par là, un chouïa de travaux sur Londres dans un coin, un tantinet de Contes de Perrault ailleurs, etc., etc. Et une seule illustration de L'Enfer de Dante, une des œuvres -phares de Doré s'il en fût. Sous vitrine et mal éclairée, qui plus est ! Quelle déception. Il me semble qu'on aurait pu se passer de certains dessins préparatoires, pas forcément intéressants, et de certains tableaux, sans grand intérêt eux non plus, comme le Portrait d'un bookmaker, pour représenter davantage les travaux d'illustrations de Dante, donc, mais aussi de Rabelais, de Perrault et, j'y tiens beaucoup, la série de dessins qui fut édité sous forme d'un livre intitulé London : a pilgrimage et que Doré réalisa pour montrer la misère de la capitale britannique.
Second inconvénient, et non des moindres : l'expo est séparée en deux, pour des raisons évidemment pratiques. Sont donc présentés les grands formats, peints ou sculptés, au niveau 0 du musée, avec d'autre œuvres de dimensions beaucoup moins imposantes. La suite au niveau 5... Par conséquent, la chronologie en est bouleversée, la plupart des œuvres religieuses sont séparées du fameux Christ sortant du prétoire, celles sur le petit peuple situées bien loin des Saltimbanques, et ainsi de suite. Tout ça nuit donc quelque peu à la cohérence du propos.

Enfin, j'ai le regret de le dire, je ne trouve pas, au terme de cette visite, que Doré soit un très grand peintre. Pourtant, je m'étais pas mal documentée sur son travail avant l'expo, notamment en relisant le catalogue de l'exposition
Gustave Doré, un peintre-né, et suite aux diverses tentatives de réhabilitation de son œuvre peint, je ne demandais franchement qu'à être convaincue. Raté. Devant Le Christ sortant du prétoire, toile certes impressionnante par sa taille, je me suis dit : "C'est vachement moins bien que Les noces de Cana de Véronèse. Devant les paysages, soit "C'est moins bien que Turner", soit "C'est moins bien que John Martin" (dans le genre romantisme anglais tendant au sublime), soit, évidemment, "C'est beaucoup moins bien que Friedrich" (dans le genre romantisme allemand, tendant au sublime également). Car le problème, c'est qu'il est proprement impossible, devant certaines toiles, de ne pas penser à Caspar David Friedrich, qui fut un génie en la matière. De même, devant Le calvaire, représentant les croix de Jésus et des deux larrons, mais vues de loin, on ne peut que se référer au Jerusalem - ou Golgotha, Consumatum est - de Jean-Léon Gérôme (cette toile est d'ailleurs détenue par le musée d'Orsay). Et il faut bien avouer que le point de vue adopté par Gérôme, qui ne montre que l'ombre des trois croix, est bien plus original que celui de Doré. De même, l’Épisode du siège de Paris (ou Sœur de la Charité sauvant un enfant) et l'ensemble que forment les tableaux L’Énigme, La Défense de Paris et L'Aigle noir de la Prusse flirtent avec le symbolisme, mais pas assez à mon goût. L'un tire trop du côté du réalisme, les autres du côté de l'allégorie : Doré, à l'imagination si débridée dans ses gravures, reste finalement beaucoup trop sage dans sa peinture. Alors évidemment, de deux choses l'une : soit on possède ces références et Doré nous déçoit ; soit on ne les possède pas (ce qui n'a rien de répréhensible) et l'exposition nous trompe quelque peu en nous laissant croire que Doré était doté d'un talent de peintre très original.

J'aurais trouvé intéressant qu'on mette davantage l'accent, par exemple, sur la réception très paradoxale de la peinture de Doré en Angleterre et aux États-Unis, puisque, s'il connut un véritable succès auprès des public britannique et américain, on ne peut pas dire qu'on l'y ait vraiment pris au sérieux pour autant : j'en veux pour preuve les mises en scène, véritables shows, dont on entourait alors ses tableaux. J'aurais apprécié aussi qu'on fasse un sort aux relations que peut entretenir l’œuvre de Doré avec la bande dessinée : je ne parle pas seulement de ses travaux de caricaturiste ou du fait que Philippe Druillet le reconnaisse pour un maître, mais aussi de l'étonnante correspondance formelle qui apparaît entre, par exemple,
L'aigle noir de la Prusse et certains travaux de dessinateurs d'aujourd'hui (je pense notamment à la série Sambre d'Yslaire).

Et pour autant... Eh bien je vous conseille tout de même de vous rendre à l'expo si vous en avez l'opportunité (bon, il vous reste tout juste deux jours ; c'est un peu juste, je vous le concède). Car c'est tout de même une occasion unique pour prendre connaissance du talent protéiforme de Doré. Il a été un sculpteur, sinon génial, en tout cas assez original, un peintre pas non plus inintéressant et, surtout, un superbe dessinateur. Et c'est un réel plaisir de découvrir, notamment, les illustrations des grands poètes anglais, ainsi qu'un certain nombre dessins où des sujets apparemment très réalistes baignent dans une atmosphère onirique ou fantastique qui n'appartiennent qu'à Gustave Doré (ce qui est beaucoup moins préhensible par le biais de reproductions). C'est donc une exposition qui doit se vivre comme une mise en bouche et donne envie d'aller beaucoup plus loin dans l'exploration de son univers...

 

Le Christ quittant le prétoire

Le Christ quittant le prétoire

London : a pilgrimage

London : a pilgrimage

Episode du siège de Paris (ou : Soeur de la Charité sauvant un enfant)

Episode du siège de Paris (ou : Soeur de la Charité sauvant un enfant)

Publié dans Arts plastiques

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