Intérieur (Maurice Maeterlinck)

Publié le par Cthulie-la-Mignonne

J'avais déjà annoncé Intérieur comme formant un diptyque avec L'Intruse. Néanmoins, les deux pièces sont séparées par quatre années dans leur composition, et Intérieur a été publié en 1894 dans un recueil qui comportait également Alladine et Palomide ainsi que La mort de Tintagiles, recueil intitulé Trois petits drames pour marionnettes. Je reviendrai dans une future critique sur la conception de Maeterlinck du "théâtre de marionnettes", qui ne signifiait nullement qu'il souhaitait voir ses pièces montées avec des marionnettes. D'ailleurs, ces pièces n'étaient pas destinées à la scène, et Intérieur n'a été que très peu jouée.

 

 

Revenons-en donc à cette parenté qu'il existe entre L'Intruse de 1890 et Intérieur. Dans les deux, il est question de l'approche de la mort, mais nous avons vu ailleurs que le sujet est abondamment traité par Maeterlinck dans ses pièces symbolistes. Ce qui rapproche beaucoup ces deux-là, c'est d'abord leur rapport avec le "tragique quotidien" cher à Maeterlinck ; ce sont les deux pièces où ce concept est le plus aisément abordable. Si dans L'Intruse nous étions coincés avec les personnages dans une maison où la mort rôdait déjà, dont les protagonistes avaient plus ou moins conscience selon leur degré de clairvoyance, ici, le procédé est inversé. Le décor est partagé en deux, l'extérieur, en l'occurrence un jardin, et l'intérieur, à savoir une maison paisible dont les personnages de l'extérieur - qui sont eux-mêmes des spectateurs, ben oui - voient, et même regardent, et même scrutent, les habitants. C'est que les deux personnages dans le jardin, auxquels s'adjoindront peu à peu d'autres, sont là pour annoncer la mort de la fille aînée de la famille. Or, à regarder ces personnes paisibles, le vieillard, qui les connaît bien, hésite sans cesse à frapper à la porte pour s'en aller détruire le bonheur tranquille qu'il a sous les yeux. Quant à l'étranger, qui a trouvé le corps de la morte dans le fleuve et l'en a sorti, il aimerait que cette attente se termine, et pourtant, il hésitera lui aussi à l'idée de briser cette famille. De fait, c'est au vieillard que revient la fonction d'annonciateur, par sa proximité avec les habitants de la maison. Rien de plus, rien de moins. On ne parle pas de drame statique pour rien à propos de Maeterlinck : tout se déroule dans ce jardin. Il ne se passe rien en apparence, d'où l'adjectif "statique", tout se déroule dans les esprits plus ou moins tourmentés, plus ou moins sensibles à ce quelque chose d'indicible qui règne ici comme dans tout dans le théâtre symboliste de Maeterlinck, d'où le terme de "drame".

 

 

Dans Intérieur comme auparavant, Maeterlinck s'est encore renouvelé sur le plan dramaturgique, donc. Mais surtout, comme je le mentionnais, jamais il n'a autant approché d'aussi près le sujet du tragique quotidien, y compris dans L'Intruse. D'abord parce que la maison est revêtue d'un manteau de tranquillité familière, alors que dans L'Intruse on s'inquiétait pour une malade. Ici, on est même soigneusement enfermé, les fenêtres sont closes, on barricade la porte : on s'y sent à l'abri. Ce n'est pas pour rien que Maeterlinck avait pensé intituler la pièce Sous la lampe, Soir familial, ou Tranquillité, entre autres, tous les titres potentiels renvoyant à cette idée du bonheur simple et paisible. Seulement voilà, le début de la pièce se situe à un point de bascule où la tragédie n'a pas encore frappé la famille, mais est imminente. On a beau s'enfermer, on ne peut pas se protéger de tout, et certainement pas de la mort.

 

 

Ce qui renvoie également au tragique quotidien, du moins tel que je le comprends - Maeterlinck ayant commis un essai sur le sujet, où il écrivait "N'est-ce pas quand un homme se croit à l'abri de la mort extérieure que l'étrange et silencieuse tragédie de l'être et de l'immensité ouvre vraiment les portes de son théâtre ?" -, c'est l'histoire même de la mort de cette jeune fille. On la croyait partie voir son aïeule de l'autre côté du fleuve (et vous ne serez pas étonné d'apprendre que Maeterlinck a pensé avec ce détail au conte du Petit Chaperon rouge), et pourtant, on l'a vue errer au bord de l'eau toute la journée, pour la retrouver noyée. Si le vieillard refuse de dire les choses telles qu'elles sont, ce que s'apprête au contraire à faire l'étranger, plus pragmatique, il est clair que cette jeune fille sans histoire s'est suicidée. Et ce n'est pas par hasard qu'elle rappelle, par l'image que donne l'étranger de sa chevelure déployée dans l'eau, Ophélie. Suicide qui fait dire au vieillard qu'on côtoie les gens sans les voir, qu'on ne sait pas ce qui se passe dans leur tête, que leur âme est inaccessible et qu'on l'entrevoit seulement au moment où la mort frappe.

 

 

Ce qui nous ramène, une fois de plus, à ce mystère insondable qui plane sur les pièces de Maeterlinck et ses personnages, ce monde invisible que peu réussissent à entrapercevoir, et encore faut-il que les circonstances les plus tragiques mènent à cette connaissance, ou à ce début de connaissance. Maeterlinck s'est servi ici d'interactions entre les personnages pour suggérer ce monde invisible. La chevelure deux plus jeunes sœurs, dans la maison, frémit alors que l'étranger parle de la corolle formée par la chevelure de la morte. Ces mêmes deux sœurs sont également le miroir de deux sœurs, Marie et Marthe (oui, comme dans la Bible), entrelacées sur un banc et attendant que le vieillard, leur grand-père, annonce la terrible nouvelle. Et bien entendu, elles renvoient également aux sœurs de L'Intruse ou des Sept Princesses.

 

 

Maeterlinck joue également beaucoup sur les antagonismes, ou sur les complémentarités. Intérieur/extérieur ; Marthe (qui s'est occupée de préparer le corps et la procession, qui est par conséquent du côté matériel, pratique) et Marie (qui rejoint et accompagne le vieillard dans son affliction, qui serait donc à première vue du côté émotionnel et spirituel) ; le vieillard qui connaît bien la famille et l'étranger qui n'est là que de passage (beaucoup d'étrangers, d'ailleurs, dans les pièces de Maeterlinck, et toujours porteurs de mort, quand il ne s'agit pas de la mort elle-même) ; le même vieillard, absorbé par des questions d'ordre spirituel, ésotérique même, sorte de médiateur vers le monde invisible, et le même étranger, lui absorbé de manière plus terre-à-terre par la façon dont il faut annoncer la nouvelle à la famille et aux conséquences qui en découleront. Et beaucoup de jeu sur le regard, bien entendu, de l'extérieur vers l'intérieur, mais aussi de l'intérieur vers l'extérieur - et on notera que les regards de l'intérieur vers l'extérieur sont aveugles, soit que le personnage regarde dans le vide (la mère), soit qu'il ne soit pas en mesure de percevoir ce qui arrive (les deux sœurs).

 

 

Bref, une pièce sobre dont la lecture doit en rebuter plus d'un, et c'est bien compréhensible - Maeterlinck, c'est un peu comme Duras, on est vite agacé ou envoûté - et tout aussi passionnante, à mon sens une des plus réussies de Maeterlinck, qu'il a travaillée dans un symbolisme abordable (ce qu'on peut difficilement dire d'Axël de Villiers de L'Isle-Adam, par exemple) tout en lui conférant une atmosphère mortifère très prégnante, voire fascinante.

 

 

Publié dans Théâtre, Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article