L'Intruse (Maurice Maeterlinck)

Publié le par Cthulie-la-Mignonne

Je considère L'Intruse comme une des plus belles pièces du théâtre symboliste de Maeterlinck, et, oui, je la préfère nettement à Pelléas et Mélisande. Maeterlinck avait décidé d’abandonner la poésie après Serres chaudes, et l'idée de L'Intruse, d'abord intitulée L'Approche, a fait bien du chemin avant de trouver sa forme définitive. Il fut même question d'une espèce de trilogie par Grégoire Le Roy, Charles van Lerberghe et Maeterlinck sur la même thématique : l'approche de la mort. Si Le Roy abandonna l'idée, Lerberghe et Maeterlinck lui donnèrent forme.

 

 

Les influences et les sources sont donc multiples, mais, heureusement pour nous, beaucoup moins nombreuses que dans le cas de La Princesse Maleine. Pour l'essentiel, il s'agit de deux contes, l'un des Frères Grimm et l'autre de Friedrich de la Motte-Fouqué, ainsi que d'un poème de Dante Gabriel Rosssetti. Et évidemment, chacun reconnaîtra la référence au conte de La Barbe Bleue dans les variations de la question maintes fois répétées : "Tu ne vois rien venir, Ursule ?"

 

 

L'Intruse possède également une histoire éditoriale un peu particulière. Publiée d'abord seule dans la revue symboliste La Wallonie en 1890, elle fut ensuite éditée, suite à un choix de Maeterlinck, sous le titre Les Aveugles avec la pièce du même titre, laissant penser à un diptyque. Sauf qu’aujourd’hui, elle fait partie d'un triptyque appelé La Petite Trilogie de la mort (tout un programme ! Bon, c'est Maeterlinck, donc...), avec Les Aveugles, toujours, mais aussi Les Sept Princesses. Mais ce serait oublier qu'on peut aussi la considérer comme composant un diptyque avec une pièce plus tardive, Intérieur - ce sur quoi nous reviendrons. Et on pourrait même aller jusqu'à La Mort de Tintagiles, pendant qu'on y est.

 

 

Maeterlinck distinguait trois lectures de L'Intruse, dont la première aurait consisté à subir une conversation familiale ennuyeuse. Comme j'ai eu mon lot de pièces qui présentaient réellement, à mon avis, des conversations et des situations ennuyeuses, et que je ne range pas L'Intruse dans cette catégorie, nous allons passer directement aux second et troisième niveaux de lecture ; d'autant que Maeterlinck, malgré sa passion pour l'ésotérisme et la spiritualité, n'a nullement cherché à rendre sa pièce inaccessible.

 

 

Ce qu'on voit sur scène, c'est une famille constituée de l'aïeul (aveugle), du père, de l'oncle, et des trois filles, dans une salle sombre, dans un vieux château. On devinerait difficilement que cette famille habite un château, tant elle est présentée comme ordinaire, si ce n'était précisé dans les didascalies et, surtout peut-être, s'il n'était question de souterrains... Cette famille n'est pas au complet. Dans deux autres chambres, invisibles, la mère, dont on attend la guérison après un accouchement très difficile, et le nouveau-né, qu'on n'entend jamais et qui est qualifié par l'oncle "d'enfant de cire". D'autres personnages sont également présents, mais hors-champ, ou plutôt hors-scène, dont on ne verra pas la plupart : une sœur de Charité qui s'occupe de la mère et qui n'apparaîtra qu'à la toute fin, une nourrice partie se reposer, une servante qu'on ne verra qu'un instant, la sœur du père et de l'oncle, mère supérieure d'un couvent (oui, les religieuses pullulent chez Maeterlinck, avec beaucoup de jeux de langage sur le mot "sœur"), dont on attend avec empressement et anxiété la venue, un jardinier, dont on ne sait s'il est vraiment là, dehors, mais dont on entend la faux.

 

 

De même, tout se passe dans la même salle, en intérieur, en huis-clos même, bien que tout un décor hors-scène soit sans cesse mentionné : l'allée par laquelle on guette la venue de la sœur et mère supérieure du couvent, la lune, les étoiles, le jardin, l'extérieur en général dont on se méfie sans cesse. Les portes sont ouvertes sans que l'on comprenne pourquoi, l'une d'elle paraît soudain impossible à fermer, le son de la faux est insupportable, et l'on entend - ou pas - des bruits de pas qui indiqueraient que quelqu'un est entré, ou s'apprête à entrer. La grande idée de Maeterlinck pour L'Intruse, ça a sans douté été de jouer ainsi sans cesse sur le hors-scène. Lorsqu'il composera Intérieur, il reprendra ce procédé, mais en l'inversant, ce qui donnera aux deux pièces un curieux air de symétrie.

 

 

L'Intruse, c'est l'exemple même de ce que Maeterlinck appellera dans un essai de 1896 "le tragique quotidien". Pas de passions, pas d'action, juste des gens ordinaires qui attendent autour d'une lampe. Ce qui semblerait à première vue - et Dieu sait si la vue a son importance dans cette pièce -, c'est que la malade, couchée dans une chambre "à côté", aille mieux. Le médecin l'a dit. Ou l'aurait dit. C'est la voix du bon sens qui parle, celle du père, et, plus encore, celle de l'oncle. L'aïeul n'y croit pas une seconde, il sent bien que sa fille va plus mal. D'où les tensions entre les différents protagonistes, les trois filles, trois sœurs qui forment presque une seule entité, faisant le lien entre l'aïeul, le père et l'oncle. Mais la tension qui monte tout au long de la pièce n'a rien de psychologique. La véritable tension, c'est la sensation que la mort arrive, qu'elle va s'insinuer dans la maison, qu'elle y est déjà, assise aux côtés de l'aïeul. Les personnages les plus terre-à-terre seront eux-mêmes gagnés par le malaise grandissant, dont l'aïeul perçoit, lui, les signes depuis le début.

 

 

L'idée de Maeterlinck, et c'est là qu'il faut parler de troisième lecture, c'est que l'aïeul est en lien avec un univers invisible et indescriptible. L'aïeul le dit d'ailleurs, il n'arrive pas à dire ce qu'il faudrait dire, on n'arrive jamais à dire ce qu'il faudrait dire - motif constant chez Maeterlinck - et il sent terriblement sa solitude alors que le père et l'oncle se veulent rassurés, sinon rassurants. Quoique rassurés, comme je le disais, ils ne le resteront guère, rattrapés par le tragique quotidien. Sans aller trop loin dans la métaphysique et l'ésotérisme chers à Materelinck, que je n'ai personnellement pas suffisamment étudiés -et c'est rien de le dire -, il y a dans L'Intruse l'idée que l'être humain est seul face à un monde qui lui est inaccessible. Avec le personnage de l'aïeul, on retrouve cette idée de lien, comme dans Maleine, entre un microcosme (la famille, la salle où elle se tient) et un macrocosme représentés par la lune, les étoiles, les cygnes dans le jardin.Or, à l'arrivée de la mort, le père, l'oncle, resteront du côté du visible, du tangible, mais les trois filles y passeront également avec eux, pour aller accomplir les rites funéraires. Et l'aïeul, pourtant pénétré d'une intuition qui fait défaut aux autres, au moment où justement se révèle tout ce qu'il avait deviné, senti, au moment où il est plus que jamais lié à ce monde de l'invisible, reste plus que jamais seul dans des ténèbres insondables.

 

 

 

Publié dans Théâtre, Littérature

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