Mesure pour mesure (Shakespeare)

Publié le par Stéphanie MAYADE

Après la tragédie à problème avec Eshyle (appellation de mon invention, j'invoque donc le droit d'auteur), passons aux fameuses "comédies à problème" de Shakespeare avec Mesure pour Mesure. Pour le coup, l'étiquette colle parfaitement à cette pièce qui, non seulement est difficile à caser dans une catégorie, mais, surtout, pose une multitude de questions au lecteur sans en résoudre aucune. Depuis bien longtemps on discute de Mesure pour Mesure sans que les interrogations ne cessent. On pourrait presque dire que toutes les interprétions se valent, tellement la pièce est... problématique.

 

 

Mesure pour Mesure, composée autour de 1604, a pour cadre la ville de Vienne, tout en comportant des noms de personnage à consonance italienne, ce qui n'est pas très important en soi. Ce qui est carrément curieux, en revanche, c'est ceci : le Duc qui dirige Vienne décide d'un coup, prétextant la crainte de devenir trop laxiste en matière de justice, de confier ses pouvoirs à Angelo, un garçon très bien vu et apparemment irréprochable, mais dont le Duc connaît le passé ; or, tout en estimant qu'Angelo ne s'est pas comporté de façon morale en certaines circonstances (la loi n'ayant cependant pas été enfreinte par Angelo), et tout en connaissant sa rigidité en matière de justice, le Duc va choisir d'imposer aux citoyens de Vienne la gouvernance dudit Angelo. Pourquoi ? Pourquoi ??? C'est la question qui est peut-être la plus essentielle. Là-dessus, le Duc dit partir dans tel pays - les informations divergeant constamment à ce propos -, mais va en fait se cacher dans un monastère, puis se déguise en moine pour mieux revenir espionner chacun, et en particulier Angelo.

 

 

Voilà qu'Angelo condamne à mort le jeune Claudio, qui a forniqué avec sa fiancée avant le mariage (notons qu'il est fait mention de subtilités juridiques à propos de mariage et de fiançailles), que Claudio demande à sa sœur Isabella, entrée comme novice dans un couvent, d'intercéder pour lui auprès d'Angelo, et qu'Angelo va demander à Isabella, de façon détournée puis plus clairement (elle n'est pas très fine sur ce coup-là) de coucher avec lui en échange de sa clémence envers Claudio. Je vais arrêter le résumé ici, parce que trop de personnages sont en jeu et, qu'en plus, plusieurs stratagèmes sont mis en place ; tout ça serait bien long, ainsi que pénible à expliquer, et puis je ne tiens pas à en dévoiler davantage.

 

 

Une pièce qui aborde donc les questions de la justice, du pouvoir, des rapports de domination. Qu'est-ce que la justice, faut-il l'appliquer strictement ou pas ? Qui a le droit de rendre la justice, l'être humain étant ce qu'il est, c'est-à-dire faillible ? Qui a le droit de gouverner les autres ? Et, pour ne pas s'étendre dans les généralités, pourquoi le Duc met-il Angelo à l'épreuve, mais aussi par la même occasion, tous les habitants de la cité, pourquoi veut-il rendre justice à Mariana, pourquoi Claudio est-il jugé condamnable pour avoir couché avec sa fiancée, mais pas Mariana qui fait la même chose (sur instigation du Duc, ce qui est encore mieux), alors que ses fiançailles ont été rompues ? Pourquoi Lucio, qui a certes des choses à se reprocher, fait-il seul les frais de la justice du Duc au final (je ne suis d'ailleurs même pas sûre de savoir ce qui va arriver à Lucio, car j'ai cru comprendre contrairement à d'autres que le pire lui était réservé) ? Et qu'est-ce que c'est que cette façon de surveiller tout le monde en cachette, en faisant mine de ne plus exercer le pouvoir ? Pourquoi le Duc demande-t-il (si on peut appeler ça demander, car ça ressemble davantage à un ordre) en mariage l'une des jeunes femmes à la fin ? On pourrait continuer comme ça pendant des heures.

 

 

Les ambiguïtés de la pièce sont d'ailleurs celles des personnages. Vous avez compris que le Duc était très très louche ; mais, évidemment, Angelo est un personnage à double visage, qui trouve bizarrement aussi son miroir en Isabella. Tous les deux bataillent contre la nature humaine, répriment avec violence leur libido ; Angelo ne résistera pas à l'épreuve ; quant à Isabella, qui lance avec un aplomb à vous clouer sur place "Meurs mon frère !" parce qu'elle ne veut pas céder à Angelo pour préserver son honneur (elle est très prompte à souhaiter la mort de tout un chacun, y compris la sienne), elle se soucie assez peu de l'honneur de Mariana... Ben oui, mieux vaut que ce soit Mariana qui se déshonore plutôt qu'elle -même ! Et de trouver des raisons douteuses, avec bien entendu l'aide du Duc (ah, celui-là!!!), qui rendent Mariana innocente de tout péché et de tout acte répréhensible par la loi. Et j'en passe, car tout le monde est plus ou moins louche dans cette pièce.

 

 

Il est dommage que la construction de l'ensemble soit un peu bancale, comme ça été beaucoup noté, et notamment que les scènes comiques soient aussi lourdes. Ça me rappelle certains films américains, de type Votre Majesté, ou mieux, Guerre et amour de Woody Allen, qui allie les clins d’œil carrément intellos et une lourdeur vraiment très très lourde dans une forme d'humour très spécifique. Dans Mesure pour Mesure, le comique est très axé sur les jeux de mots, le plus souvent hyper salaces (et que je blague sur les maladies vénériennes pendant des heures, bouuuuuuh!), intervenant entre des scènes plus sérieuses, mais aussi pendant ces mêmes scènes. Bien, on dira juste que c'est pas trop ma tasse de thé.

 

 

Mesure pour Mesure se révèle un titre très ironique, puisque les manigances du Duc nous mènent à une justice à deux poids, deux mesures. Voilà une pièce qui ne ressemble pourtant pas tellement à de la critique sociale ou politique, puisque Shakespeare se tient à bonne distance de ses personnages et ne révèle jamais un point de vue ou une morale qui appartiendrait en propre à l'auteur. Il a plutôt choisi de nous montrer, me semble-t-il, dans une espèce de curieuse mise en abyme (car nous devenons spectateurs de ceux qui espionnent les autres), des personnages et une cité en proie à un système politique et judiciaire, mais aussi en proie à une morale (personnelle ou collective) d'une sournoiserie et d'une ambiguïté extrêmes. Ce n'est sans doute pas la pièce la plus agréable à lire de Shakespeare, la façon dont elle est écrite n'est pas forcément aussi passionnante que les interrogations qu'elle soulève. C'est cependant sans conteste, au-delà de son appellation de "comédie à problème" dans son sens le plus strict, une pièce éminemment problématique.

 

 

Publié dans Littérature, Théâtre

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