Les gens des marais (Wole Soyinka)

Publié le par Cthulie-la-Mignonne

Je me mets très tardivement à la littérature de Wole Soyinka, mais on a coutume de dire que mieux vaut tard que jamais - je ne sais cependant si l'ont doit se fier à des proverbes, car les études sérieuses sur le sujet manquent cruellement. Nous allons donc passer discrètement, par exemple en sifflotant, sur le fait que je n'avais jamais lu Soyinka avant cette année.

 

 

Les Gens des marais (éventuellement nommée ici ou là Les Habitants des marais) est une pièce publiée en 1958, deux avant l'indépendance du Nigeria qui était alors une colonie du Royaume-Uni - d'où le fait que la langue officielle du Nigeria soit encore aujourd'hui l'anglais, malgré l'usage courant du haoussa, du yoruba et de l'igbo. C'est une des toutes premières pièces de Wole Soyinka, écrite en anglais, et la première à avoir été traduite en français, avec deux autres un tout petit peu plus tardives. Au-delà de son talent qui lui vaut une reconnaissance internationale, Soyinka est un dramaturge très important pour le Nigeria, car considéré comme l'un des plus novateurs. Il a beaucoup travaillé à la transformation du théâtre nigérian, mêlant les influences occidentales et les traditions théâtrales nigérianes. Ce qui n'est pas très sensible pour un lecteur occidental complètement ignorant du théâtre yoruba (comme c'est mon cas), mais qui le rend accessible à ce même public. Soyinka est également connu pour son engagement politique, qui lui a valu de légers désagréments comme l'emprisonnement et l'exil ; Les Gens des marais n'est pas tout à fait une pièce politique - d'autres viendront plus tard -, mais c'est une critique sociale acerbe.

 

 

On y rencontre cinq personnages et un décor unique, la pièce principale de la hutte d'Alou et Makouri, un couple d'une soixantaine d'années vivant au bord des marais, dans le delta du fleuve Niger, tout au sud du Nigeria. Leurs fils jumeaux sont tous les deux partis vivre "à la ville", c'est-à-dire Lagos, alors capitale du Nigeria et située à l'ouest du delta et à la frontière du Bénin. Via les personnages, on va assister à une confrontation entre deux générations, ainsi qu'à une remise en question des traditions ancestrales suivies très scrupuleusement par les habitants des marais du delta. On notera aussi la présence dans le décor d'un fauteuil de coiffeur, élément qui montrera comment Soyinka a fait sien le principe dramaturgique du fusil de Tchekhov...

 

 

La pièce démarre de manière assez insolite, puisqu'Alou est en train de se lamenter sur la disparition, synonyme de mort, de ses deux fils dans les marais. Or Makouri va lui répondre qu'elle raconte absolument n'importe quoi, qu'Awoutchiké, l'un des jumeaux, est simplement parti à la ville et a oublié sa famille, tandis qu'on comprend qu'Igouézou, l'autre fils, est passé voir ses parents peu avant le début de la pièce et qu'il est reparti voir ses récoltes - ou du moins ce qui reste de ses récoltes, à savoir de la boue, puisqu'une inondation a tout détruit. Mais Alou est complètement obsédée par l'idée apparemment saugrenue que les marais ont englouti, ou vont engloutir ses fils. J'ai ma petite idée sur ce que signifie cette obsession, qui vaut ce qu'elle vaut. On en reparlera.

 

 

Arrive un mendiant, qui pratique une religion différente de celle d'Alou et Makouri, sans que cela ne semble gêner personne. Ce mendiant, aveugle, qui vient d'une région accablée par la sécheresse et autres calamités, constitue le grain de sable qui va dérégler l'engrenage. L'engrenage bien huilé, ce sont les traditions, représentées par un prêtre bedonnant, le Kadiye, qui sert le Serpent des marais dans une région tout juste dévastée par les pluies incessantes. Mais il nous faudra la présence, enfin, d'Igouézou, pour que l'engrenage se dévoile tel qu'il est : une imposture qui tourne à vide.

 

 

D'une efficacité remarquable, d'une sobriété entièrement au service de la dramaturgie, avec des personnages qui ont chacun un rôle déterminant, Les Gens des marais est une pièce d'une maturité étonnante de la part d'un jeune auteur de 24 ans, qui en était au début de sa carrière littéraire. Dénonçant les ravages que peut exercer l'attrait des villes tentaculaires, qui pousse à piétiner traditions, les relations familiales, et que sais-je encore. Mais dénonçant tout autant les traditions des régions rurales qui masquent une hypocrisie insupportable, la pièce de Soyinka ne laisse que peu de place à l'espoir. Entre Alou qui refuse d'écouter quoique ce soit, du moment qu'elle sait Awoutchiké en vie, et Makouri qui écoute et comprend ce que lui dit Igouézou, mais refuse de remettre en cause le Kadiye et ses pratiques mensongères, Igouézou n'a guère de réconfort à attendre de ses parents, dans un moment où il en aurait le plus grand besoin. Sa rébellion ne rencontre que déni et incompréhension. Et c'est alors qu'on peut se dire qu'Alou et ses élucubrations avaient un sens profond. Son obsession de l'engloutissement était - peut-être - une métaphore d'une justesse terrible, qui s'est matérialisée pour le malheur de la famille.

 

 

Publié dans Littérature, Théâtre

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