Incendies - Le sang des promesses, partie 2 (Wajdi Mouawad)

Publié le par Cthulie-la-Mignonne

Complexe, compliqué, difficile, délicat, malaisé... Ce sont les adjectifs qui me poursuivent (après un détour par un dictionnaire des synonymes, il est vrai) depuis que je me suis dit que j'allais devoir m'attaquer à la critique d'Incendies de Wajdi Mouawad. En l'occurrence, la difficulté pour moi vient de la nécessité de rendre compte de ce que la pièce m'a fait ressentir, mais aussi de dépasser ça pour atteindre une relative objectivité me permettant d'esquisser mon analyse de la pièce. J'essaie souvent de me détacher un minimum de mes sensations de lecture pour écrire mes critiques - ça doit être mon côté psychorigide. Et puis quand j'ai adoré un livre, une pièce, j'ai toujours peur que mon enthousiasme ait pour conséquence une grosse déception chez ceux qui les découvriront après que les y ai poussés. Bon, je ne fais que tergiverser et retarder l'inéluctable. Incendies, c'est une pièce qui prend aux tripes, dont on ne sort pas facilement indemne. Le seul autre exemple que j'ai en tête pour cette année, c'est Un Sang fort de Wole Soyinka, et c'est déjà pas mal. Trop d'émotion de ce genre serait préjudiciable (préjudiciable à quoi, je sais pas trop, mais préjudiciable, c'est certain).

 

 

Incendies peut se lire indépendamment de Littoral, qui était la première pièce du cycle Le Sang des promesses de Wajdi Mouawad. Mais les thèmes se recoupent : mort d'un des deux parents, quête de l'histoire familiale, découverte du pays d'origine, découverte de l'histoire familiale, quête d'identité. Et la guerre, bien entendu, qui a ravagé le Liban. Ainsi que la référence au théâtre antique, que Mouawad s'approprie de façon à la fois étonnante et percutante ; je ne peux en dévoiler plus sur ce point, ce serait gâcher complètement la pièce à ceux qui vont la découvrir.

 

 

Jeanne et Simon sont des adultes d'environ trente ans, jumeaux, qui viennent de perdre leur mère, après qu'elle se soit murée durant cinq ans dans le silence le plus complet. Le testament qu'elle laisse est des plus étranges : un document pour chacun des deux jumeaux ; rien que le terme "jumeaux" utilisé dans le testament , qui semble dénué d'émotivité, est curieuse, déstabilisante, et provoque la colère bien compréhensible de Simon. Mais il y a plus. Leur mère leur demande de retrouver deux personnes : leur père, censé être mort, et leur frère, dont ils ne connaissaient pas l'existence. À chacun de mener sa mission, à chacun de porter sa croix séparément. Pour Jeanne, ce sera le père. Pour Simon, le frère. Si Jeanne, qui enseigne les mathématiques, et plus particulièrement la théorie des graphes - ce qui se révélera essentiel -, se montre curieuse et décidée à suivre les directives de sa mère, Simon s'y refuse nettement, jusqu'à ce que le notaire se propose de l'accompagner, arguant du fait que rechercher son frère l'aidera peut-être bien à avancer dans la vie. Et les voilà embarqués chacun de leur côté dans un voyage au Liban, pays natal de leur mère. Une mère qu'ils ne connaissaient finalement pas, ne sachant rien de son passé avant son arrivée au Québec. Or, ce passé implique la guerre civile des années 70-80. Il n'est quasiment habité que par la mort et la violence. Mais aussi par l'amour.

 

 

Ce que découvriront Jeanne et Simon, c'est l'histoire d'un pays en guerre, c'est l'histoire d'une société qui refoule les réfugiés et les assassine, de réfugiés qui deviennent à leur tour des assassins, c'est l'histoire de ceux qui veulent résister à la violence et qui basculent à leur tour dans la violence ou cherchent une autre voie ; c'est l'histoire des crimes perpétrés par l'humanité tout entière. C'est aussi l'histoire de Nawal, la mère, et l'histoire de Jeanne et Simon, qui vont être confrontés à leurs origines - ceci impliquant des révélations traumatisantes, au point qu'on se demande si cette quête aura été salutaire ou destructrice pour eux. Le choix leur est en quelque sorte laissé, un choix dont on ne sait s'ils pourront l'assumer, ni s'ils pourront porter le poids qui sera désormais le leur.

 

 

La composition de la pièce n'est en rien linéaire. Elle est parsemée d'allers-retours dans la vie de Nawal en parallèle au voyage initiatique des jumeaux, ainsi que de retours sur l'histoire d'autres personnages. Certains personnages morts côtoient par moments les vivants, sans que les uns et les autres puissent communiquer. Et bien que cette construction n'ait rien de linéaire, Mouawad nous mène, presque malgré nous, tout droit vers la fin de cette tragédie aussi bien antique que contemporaine. Intemporelle, universelle, pourrait-on dire. Chaque personnage a sa raison d'être, et la plupart sont plus complexes qu'ils n'en ont l'air - même le notaire, par exemple, qu'on pense avoir un rôle d'abord très secondaire, mais qui part au Liban avec Simon alors qu'a priori, ça n'est en rien son affaire. C'est une force de la pièce d'avoir donné une double identité à la plupart de ses personnages - à commencer par la présence de jumeaux (jumeaux qui sont une des références au théâtre antique, je peux au moins dire ça). Et c'est une force de Mouawad que d'avoir utilisé d'une manière aussi personnelle sa passion pour le théâtre antique.

 

 

Une pièce sur la quête d'identité, sur le mal en germe chez l'être humain et sur sa capacité à le dépasser ou non, sur la possibilité ou au contraire l'impossibilité d'échapper à l'histoire familiale, sur la question du destin et de la fatalité. Tout ça impeccablement maîtrisé, au point que vous en aurez, peut-être, un nœud dans la gorge.

 

 

Ah, j'oubliais : lisez la petite préface de Wajdi Mouawad ; le coup du clown triste (que malheureusement Denis Villeneuve a évacué de son film, pour des raisons que je ne m'explique pas) vous reviendra en tête plus tard, et vous comprendrez comment Wajdi Mouawad travaille pour créer ses pièces, et comment la participation des comédiens a pu nourrir celle-ci et lui apporter un élément éminemment saisissant.

 

 

Enfin, une fois n'est pas coutume, merci à Meps pour m'avoir poussée à lire Mouawad (oui, même Littoral), à Bruidelo, pour m'avoir poussée à écrire cette critique-ci, et à bookycooky, qui me soutient tout le temps... ainsi qu'à tous les autres, car pourquoi être mesquin et se limiter à trois remerciements seulement ??? Bon, là, j'ai comme le sentiment d'être une femme politique cherchant à se faire (ré)élire, ou encore Molière léchant les bottes de Louis XIV, le talent en moins (et non, soyons clairs, je ne dis pas ça pour que vous me répondiez "Mais si, tu es aussi douée que Molière, et même davantage" ; cependant vous êtes autorisés à le faire et je vous croirai alors sur parole).

 

 

 

Publié dans Théâtre, Littérature

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